TL;DR Aujourd'hui, on va parler de larmes et de sang.
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Qui a le droit de pleurer sur les réseaux sociaux ?
L'autre jour, un chercheur en design, que j'interviewais pour un article, m'a décrit TikTok comme une "roulette russe numérique". Nous scrollons à l'infini, car l'interface nous y pousse, m'expliquait-il, mais aussi parce que nous voulons découvrir ce qui se cache sous nos doigts. Allons-nous charger un contenu amusant ? Ou au contraire, quelque chose qui va terriblement nous déprimer ? Dans le doute, on continue de scroller. Cela m'est arrivé il n'y a pas très longtemps. J'étais dans un tunnel de vidéos sur les mangas et le cosplay (on ne se refait pas), quand mon scrolling badin a brutalement été interrompu par une jeune femme en pleurs. "Je n'ai pas l'habitude de faire ça, mais il faut que je vous raconte ce qui m'est arrivé", sanglotait-elle. Pétrifiée, je l'ai écoutée décrire une agression raciste qu'elle avait subie quelques heures plus tôt.
Les larmes ont longtemps été un tabou sur le web. On pouvait se filmer en train de danser, de chanter, de rire, de poser pour montrer ses tenues ou son corps. Mais pleurer, c'était un peu étrange. Les larmes étaient réservées à l'emoji 😂 ou à des gens dont on se moquait allégrement ("leave Britney alone !"), un acte anormal dans un océan de contenus positifs. Cette époque est révolue. Aujourd'hui, sur les réseaux sociaux, on est à la recherche d'authenticité, et donc de tristesse. "À côté des photos parfaitement cadrées de corps musclés et des sourires indéboulonnables s’affichent désormais des images moches, floues, sans filtre. Une quête de sincérité dans laquelle s’inscrit la tendance des crying selfies", nous explique cet article publié dans la rubrique Pixels du Monde. Célébrités et inconnu·es se prennent en photo ou se filment en train de pleurer, car la vie n'est pas que brunchs instagrammables et trends TikTok amusantes. Les larmes deviennent alors un outil pour parler de sujets difficiles, comme le harcèlement sexuel, le racisme ou plus généralement la santé mentale (à noter qu'il y a aussi des débats sur pourquoi les femmes blanches, spécifiquement, se mettent en scène en train de sangloter). Mais ces chagrins peuvent donner lieu à une certaine forme de sadfishing, nous raconte toujours le Monde : on pleure, ou on prétend pleurer, pour attirer l'attention des internautes, et donc leurs vues, likes, partages, etc.
Un autre phénomène m'a récemment interpellée : le mème du crying filter, un filtre disponible sur Snapchat et TikTok, qui transforme le visage en une moue désespérée et un peu ridicule. Le jeu est de filmer quelqu'un avec ce filtre, puis de lui demander pourquoi il ou elle est triste, provoquant sa confusion (et l'hilarité du spectateur ou de la spectatrice). On peut aussi l'appliquer sur des scènes de film ou des images de célébrités.
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J'ai vu pas mal d'exemples impliquant des personnalités masculines et viriles, comme des footballeurs ou des rappeurs, c'est-à-dire des gens qu'on n'imaginerait pas éclater en sanglots en public. Généralement, le but est de créer une image amusante. Plus rarement, de faire croire que la personne en question sanglote pour de vrai, et de l'humilier. On en revient donc au point de départ : pleurer est ridicule. Même pour les femmes, montrer sa tristesse en ligne est un jeu dangereux. Sur TikTok ou YouTube, beaucoup de vidéos terriblement sexistes se moquent des larmes - bien réelles - de l'actrice Amber Heard, en plein procès avec son ex-mari Johnny Depp.
L'authenticité sur les réseaux sociaux est une arnaque à laquelle nous consentons. Si nous aimons suivre des influenceurs ou des influenceuses, si nous tâchons nous aussi de mettre en scène notre vie en ligne, c'est parce que nous acceptons de participer à une illusion de la réalité qui nous arrange, d'une manière ou d'une autre. Ça nous amuse, ça nous divertit, ça nous émeut. Et derrière chaque personne qui dit se montrer sans filtres (littéralement ou métaphoriquement), derrière toutes les applications qui se présentent comme des anti-Instagram, il y a souvent une logique économique. Celle d'attirer l'attention, le rire, la compassion, certaines opinions politiques, de l'argent. Et ce n'est pas un mal en soi ! Mais nos larmes, pour de rire ou pour de vrai, n'échappent pas à ce système. "Pourquoi se préoccupe-t-on tant d'être authentique en ligne ?" s'interrogeait récemment le média Vox, à propos de BeReal, une application française qui propose à ses utilisatrices et utilisateurs de partager une seule photo par jour, à des horaires aléatoires et imposés, pour des contenus supposément plus vrais. "Internet brouille les frontières entre l'ironie et la sincérité, les humain·es et les machines, ce qui est vrai et ce qui est faux. Tout ça, ce ne sont que des artifices. Alors, qu'est-ce qu'on s'en fiche ?"
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En règle
Il y a trois semaines, je vous parlais de l'exploitation des données d'applications de menstrutech à des fins de surveillance, dans le cadre de la lutte pour le droit à l'avortement aux États-Unis. L'association et magazine américain Consumer Reports, l'équivalent de Que Choisir, s'est penchée sur les conditions d'utilisation de huit services du genre (Flo, Period Calendar...) afin d'éclairer le choix des internautes. C'est à retrouver (en anglais) par ici.
Far West
Toujours sur le sujet du droit à l'avortement aux États-Unis, cet article terrifiant du média MIT Technology Review nous apprend que des militant·es anti-IVG utilisent déjà depuis longtemps une panoplie de technologies de surveillance : caméra cachée, lecteur de plaque d'immatriculation, etc. Mais que pourraient devenir ces données dans le cadre d'une interdiction partielle d'avorter ? Et cette surveillance pourrait-elle s'accélérer avec l’essor de technologies comme la reconnaissance faciale ? C'est à lire (en anglais) par ici.
Too Many Men
Depuis 2010, l'association Duchess France œuvre à valoriser et promouvoir les développeuses ainsi que d'autres femmes occupant des métiers techniques dans le milieu de l'informatique. Dans un post publié sur leur site en avril (mais que j'ai vu passer sur Twitter plus récemment), elles racontent avoir été forcées de fermer leur Slack public à cause d'un trop grand nombre d'hommes "qui n'ont pas su laisser la place aux femmes". Cette histoire illustre bien le besoin d'espaces en non-mixité, y compris en ligne. Vous pouvez la lire par ici.
Qui a peur du grand méchant geek ?
La sympathique chaîne YouTube The Take a retracé l'histoire du "tech villain" : un personnage de méchant·e au cinéma ou dans les séries télévisées, généralement passionné·es par la science ou les nouvelles technologies, et dont les ambitions représentent une menace pour le monde. Si ce cliché a toujours existé en fiction, il s'est fortement développé ces dernières années, à la faveur des différents scandales impliquant l'industrie du numérique. Mais le ou la tech villain a aussi gagné en complexité, illustrant nos peurs comme nos espoirs pour l'avenir. C'est à regarder par là (sous-titres en anglais disponibles)
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Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer
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Jia Tolentino a d'abord été rédactrice-en-cheffe adjointe du site féministe américain Jezebel, avant d'être embauchée pour le New Yorker, où elle publie le genre d'écrits qui ont fait sa réputation : entre l'enquête journalistique et le journal intime, avec une belle plume que l'on associerait davantage à un roman qu'à un article. Elle est enfin l'autrice de Trick Mirror (2019) un recueil d'essais salué par la critique, qui vient d'être traduit en France. Merci aux éditions La croisée, qui m'en ont envoyé une copie gratuite !
Jeux de miroirs (dans sa version VF) n'a pas de thème général précis, mais plutôt des lames de fonds, prêtes à déferler sur l'autrice et nous-mêmes. En partant de différentes accroches d'actualité, Jia Tolentino parle du web, du féminisme contemporain, de l'adolescence, des arnaques du capitalisme, du rêve américain et de ses désillusions. Elle nourrit sa réflexion de ses expériences personnelles. Sa participation à une émission de télé-réalité quand elle avait 16 ans, son enfance au sein d'une église évangélique, ses parents qui ont émigré des Philippines, sa vie étudiante à l'Université de Virginie à Charlottesville (théâtre d'un fameux article de Rolling Stone traitant d'une affaire de viol collectif sur le campus, mais vite retiré à cause de nombreuses fausses informations), son expérience au sein des Peace Corps, ses obsessions personnelles autour de la drogue ou du sport. Ce ping-pong entre l'intime et le fait de société ne plaira pas à tout le monde, mais on peut au moins reconnaître à Jia Tolentino qu'elle a mené, jusqu'ici, une vie intéressante.
Comme tout recueil d'essais, il y a à boire et à manger dans Jeux de miroirs. Certains sujets m'ont passionné, particulièrement quand ils traitaient de l'infiltration des réseaux sociaux dans notre intimité et nos identités. D'autres m'ont laissée plus indifférente, soit parce que le fait d'actualité examiné était trop ancien (et donc déjà traité en long et en large par d'autres médias), ou trop américain, pour vraiment me toucher. Jia Tolentino reste cependant une essayiste talentueuse, qui sait prendre le pouls de ma génération. Et donc du web. Et donc du monde.
Jeux de miroirs, de Jia Tolentino, éditions La croisée
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Lucie Ronfaut est journaliste indépendante spécialisée dans les nouvelles technologies et la culture web. Vous pouvez suivre son travail sur Twitter.
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